Table ronde avec Serge Halimi, Valia Kaimaki, Jutit Morva, Pierre Rimbert
Comment peut-on définir l’indépendance de la presse ? J’imagine qu’il n’y a pas 36 moyens : cela passe nécessairement par l’indépendance financière et par l’indépendance politique.
En Grèce, la presse a dû oublier les deux depuis bien longtemps. Bien avant que la crise ne frappe le pays.
Bien sûr, il ne faut pas sous-estimer cette dernière. Elle a marqué – et continue de marquer – tous les aspects de la vie sociale, toutes les institutions et presque toutes les activités individuelles et collectives. Elle ne peut donc pas ignorer les média de manière générale et la presse en particulier. Tous les groupes de presse, tous les média en ont souffert : réduction des recettes publicitaires, gonflement des emprunts bancaires, licenciements des journalistes et autres employés, introduction de nouvelles formes de travail “flexibles”, resserrement du nombre de média, changements qualitatifs et quantitatifs du contenu sont quelques-unes des conséquences de la crise.
Au début des années 1950, première date pour laquelle nous disposons des données officielles sur la progression des ventes de la presse, les ventes totales des neuf quotidiens du matin et des sept quotidiens du soir atteignaient 107 millions d’exemplaires par an. Au cours de la période dite “d’or”, pendant les années 1980, les ventes annuelles arrivaient à 295 millions d’exemplaires! Mais après les 30 ou plutôt 40 glorieuses, un bouleversement majeur s’est produit. L’introduction de la télévision privée en 1989 a provoqué des réactions en chaine, le monde de la presse a été pris au dépourvu. Les mains sont passées du papier à la télécommande. En 1990, les premiers coups significatifs sont enregistrés, signe de ce qui allait suivre: une chute brutale d’environ 50 millions d’exemplaires.
En 2002, la télévision privée compte déjà plus d’une décennie de toute puissance, tandis que l’Internet entre peu à peu dans la vie du citoyen (je pense que maintenant on doit dire « consommateur des produits médiatiques » n’est-ce pas ?) et réduit davantage la vente des journaux. La circulation baisse brutalement. Et c’est ainsi que l’on arrive en 2008, quand survient la crise financière. La presse grecque suit la même baisse progressive, observée dans tout l’Occident – même si les “éditions renforcées”, les offres et les éditions du dimanche ralentissent un peu la chute. Il faut préciser que la presse en Grèce, depuis un moment a pris l’habitude d’offrir des produits divers pour un prix plus élevé (aujourd’hui 4,5 Euros). Des livres, des magazines – qui ont conduit à la mort des magazines hebdomadaires quand les journaux ont commencé à produire et offrir à leurs lecteurs leurs propres éditions hebdomadaires. Il peut s’agir aussi de coupons de réduction pour le supermarché ou un plein d’essence. A partir de ce moment-là, les lecteurs ont commencé à choisir le journal en fonction de la promotion offerte. Plus tard et aujourd’hui encore de telles astuces permettent de retarder la mort des journaux.
Revenons à nos chiffres. En 2008 les neuf quotidiens du matin et les treize quotidiens du soir vendaient 104 millions d’exemplaires à l’échelle nationale. En 2009, les ventes baissent à 92,8 millions et en 2010 on parle alors de 79 millions. Pendant la période 2010- 2015, on observe ainsi une nouvelle baisse de 56 millions d’exemplaires. En 2015, la descente aux enfers marque une nouvelle baisse de 8,0%.
Une presse indépendante peut-elle exister quand les promotions et la chute des ventes phagocytent toute tentative de servir le journalisme ?
Malheureusement, il y a pire. En 2008 une tentative de cartographier les tenants des capitaux de la presse montre que le contrôle est exercé par une dizaine de pôles financiers, souvent détenus par des familles dont les intérêts financiers ont des ramifications dans presque toute l’économie.
Les acteurs dominants tirent leurs richesses et leur influence des activités surtout maritimes, aujourd’hui même encore peu touchées par la crise. D’autres acteurs, principalement des entrepreneurs de travaux publics, cèdent leur pouvoir, en laissant plus d’espace aux armateurs ou à des fonds provenant de l’étranger. Les problèmes qu’affrontent quelques-uns de ces nouveau mediarches avec la justice n’ont aucun effet sur leur activité dans le secteur des medias.
Ceux qui étudiaient les medias en Grèce savaient qu’il s’agissait d’une bulle financière qui finirait par éclater. Mais personne n’avait imaginé ni la rapidité ni la violence qui ont caractérisé cet éclatement : des milliers de licenciements, des liquidations d’entreprises, des non – paiements des salaires. Parce que pendant la période de vaches maigres, les patrons ont montré leur visage le plus dur et le plus vindicatif envers les employés et collaborateurs. Aujourd’hui ils conservent leurs branches médiatiques seulement quand elles se montrent utiles comme moyen de pression sur le pouvoir politique et pour manipuler de l’opinion publique. Il y quand même et ceux qui ne sont pas parvenus à survivre comme la plus grande chaine télé, MegaTV, que l’on a laissé mourir, entrainant avec elle le premier groupe de presse (en prestige au moins), l’Organisation de Presse Lamprakis. Actuellement, on cherche un acheteur et les employés ont été avertis qu’ils ne seront certainement pas payés avant le 15 Octobre –leur dernier salaire remonte à il y a trois mois- et ils ne le seront probablement jusqu’à que ledit acheteur soit trouvé.
Dans ce contexte, il ne faut pas oublier le rôle joué par les banques. Quand tout s’écroulait et qu’aucune entreprise ou aucun particulier n’étaient assez crédible pour dénicher un prêt bancaire, les banques continuaient à alimenter seulement les groupes de presse qui adoptaient une disposition amicale envers le gouvernement. C’est ainsi qu’un grand journal, illustre exemple d’une presse indépendante a disparu : Eleftherotypia, qui a hébergé l’édition grecque du diplo pendant 13 ans.
Il est donc clair qu’en Grèce, la sphère publique n’existe plus. Et la population, et parmi celle-ci surtout les couches les moins fortunées ainsi que les personnes les plus âgées, celles qui n’ont pas les moyens de trouver des sources d’information alternatives, n’ont plus accès à une information diversifiée.
Un autre élément très important est le manque complet de fiabilité envers la presse en général et les journalistes en particulier. Les deux derniers sondages qui ont été effectué en 2013 montrent que les medias considérés comme les plus fiables sont les nouveaux média électroniques.
Plus précisément, 51% des participants aux sondages ont déclaré que les chaînes de télévision n’étaient absolument pas fiables et 31% affirmaient avoir peu de confiance pour s’informer auprès d’elles. S’agissant de la presse, les chiffres correspondants pour les quotidiens étaient de 29% et 27%.
En ce qui concerne la fiabilité des institutions, les médias occupent la 15ème place, la presse et la 16ème, la télévision figure loin derrière de l’armée et l’église qui se positionnent en tête.
Ces résultats sont confirmés par la dernière étude de l’Institut Reuters (Digital News Report 2016)[1], pour 2015 qui montre qu’en Grèce la fiabilité des média est très faible et les citoyens préfèrent s’informer presque exclusivement via les média en ligne. Cependant, même quand ils naviguent sur la toile, ils préfèrent visiter les sites attachés à une chaine télé à 55%, les sites attachés à un journal à 70% et les sites indépendants à 91% ce qui constitue le plus grand pourcentage en Europe.
Cette une des raisons pour lesquelles malgré l’acharnement des média contre Syriza, l’électorat n’a pas été affecté ni lors des deux élections générales de 2015, ni lors du referendum.
Cependant, cet acharnement a créé un climat d’extrême méfiance, voire d’hostilité chez Syriza tant envers les patrons des média qu’envers les journalistes.
Il est évident que l’indépendance de la presse nécessite également un cadre institutionnel favorable, qui par exemple restreindrait la concentration économique. Syriza l’a bien compris et a préparé tout un arsenal législatif pour l’attribution des licences d’émission pour la télévision privée, la régulation de la presse régionale, une plateforme pour la publicité, un registre des média en ligne. Mais on accuse Syriza de ne pas viser à réguler le paysage mais de le remodeler. A son avantage, si possible.
Il pourrait y avoir du vrai dans ces accusations mais dans un paysage où tout s’écroule, où tout se trouve à la marge de la légalité, la volonté de restaurer cette légalité est plus que justifiée. Malgré les erreurs. D’une situation de complaisance entre pouvoir financier, pouvoir politique et presse, nous sommes passés à une situation où le pouvoir politique a retiré sa participation de ce triangle.
Cependant ceci ne garantit aucunement l’indépendance de la presse. Car les patrons espèrent que Syriza ne sera qu’une parenthèse politique et que bientôt tout retournera à l’ordre établi.
Ainsi, en Grèce, les chances de survie de la presse apparaissent extrêmement limitées. Serait-ce illusoire de croire qu’elle sera en mesure de retrouver son indépendance financière et politique en même temps que sa crédibilité ?