La Grèce en première ligne

La Grèce en première ligne

En visite officielle en Grèce, le 3 mars dernier, le premier ministre français Bernard Cazeneuve a trouvé quelques instants, entre deux rendez-vous consacrés à la dette, pour s’adresser aux réfugiés en partance pour la France. Chaque mois, quatre cents personnes prennent le chemin de l’Hexagone, où elles demandent l’asile tant espéré. Sélectionnées sur dossier par les autorités grecques, elles n’obtiennent l’éventuel accord final qu’une fois arrivées sur le sol français. Entre-temps, elles apprennent les rudiments de la langue et s’informent sur la vie quotidienne qui les attend. Ce programme, instauré par M. Cazeneuve lui-même en septembre 2015, lorsqu’il était ministre de l’intérieur, arrivera à son terme en septembre prochain. Pour l’instant, aucune suite n’est prévue.

Un reportage de Valia Kaimaki 

Le camp de Malakasa, à une heure de route à peine à l’ouest d’Athènes, accueille principalement des Afghans et des Iraniens. Mais, aux yeux du Secours populaire français (SPF) et de son partenaire local Solidarité populaire, la nationalité ne revêt que peu d’importance dans un monde sous tension. Tous les migrants appellent un geste de solidarité, sans distinction d’origine.

Ce jour de mars, un camion du SPF arrive de France, chargé de vivres. Pour les bénévoles, la première étape consiste à préparer des sacs : huile, sauce tomate, pâtes, légumineuses, confiture, mais aussi des douceurs, comme du sirop de citron ou des bonbons, pour offrir un peu de plaisir aux petits. Chacune des deux cents familles hébergées dans le camp a droit à deux sacs remplis à ras bord.

« Nous sommes des électrons libres »

Trois clowns nous approchent. Trois femmes. Prenant le contrepied de la xénophobie qui monte dans son pays d’origine, les Pays-Bas, l’une d’elles se montre particulièrement joyeuse : « Je suis venue vous dire que je suis bien heureuse que tous mes compatriotes ne soient pas des salauds. » Juditth L. habite Amsterdam, elle est clown et, comme ses deux collègues, elle vient en Grèce aussi souvent que possible pour rendre le sourire aux enfants comme aux adultes. « Nous sommes des électrons libres, nous n’appartenons à aucune organisation », précise-t-elle avant de nous embrasser puis de poursuivre le tour du camp.

Les organisations et les « électrons libres » sont si nombreux qu’en dresser la liste se révèle malaisé. Fragmentées et confuses, les données changent en outre continuellement depuis le début de la crise migratoire, en 2015, le va-et-vient des associations variant avec l’afflux des personnes. En septembre 2016, le ministère de la politique migratoire grec recensait 170 associations, dont il était cependant impossible de savoir si elles avaient simplement foulé le sol du pays ou si elles inscrivaient leur action dans la durée. Aucune information ne permettait de préciser le rôle des unes et des autres, les objectifs poursuivis, le statut juridique et le pays d’origine, ni les budgets alloués…

L’impossibilité de réaliser un état des lieux découle principalement de l’implication de plusieurs ministères : les organisations non gouvernementales (ONG) dont la raison sociale est le sauvetage en mer sont enregistrées au ministère des ports ; celles qui s’investissent dans des actions de solidarité sociale, au ministère du travail et de la solidarité sociale ; celles qui fournissent des soins médicaux rendent des comptes au ministère de la santé ; et les ONG étrangères sont censées se faire connaître du ministère des affaires étrangères. « Si les autorités compétentes parviennent à avoir une vision assez complète de la présence des ONG dans le pays, il n’existe pas de registre officiel répertoriant tous les acteurs, confirme un ex-cadre du ministère de la politique migratoire qui préfère garder l’anonymat. Le ministère donne son accord à toutes les organisations qui le demandent, mais, en dehors des camps proprement dits, il est difficile de savoir qui fait quoi. »

Distribution de vivres par le Secours Populaire au camp de Malakasa

La situation devrait s’éclaircir une fois finalisé le registre national des organisations non gouvernementales (RNONG), sur lequel les associations devaient s’inscrire avant le 30 mars 2017. Seules celles qui seront dûment enregistrées pourront avoir accès aux réfugiés et bénéficier des fonds européens. Le ministère n’exercera pas de contrôle sur elles, mais il pourra encadrer leurs activités en spécifiant les règles d’accès aux migrants afin de coordonner leur action. Établi par le gouvernement grec, le RNONG contiendra les informations financières, fiscales, administratives concernant chaque organisme. Il précisera également le type de service fourni et le statut du personnel (bénévole ou rémunéré).

Une collaboration harmonieuse

Le sommet européen de mars 2016 a autorisé la Commission à distribuer directement les fonds communautaires aux ONG, mettant le gouvernement grec devant le fait accompli. Depuis, c’est Bruxelles qui gère une manne sur laquelle Athènes n’exerce plus aucun contrôle. Pour les ONG internationales, intervenir dans un pays industrialisé qui n’a pas subi de catastrophe naturelle ou qui ne se trouve pas en état de guerre constitue une première. Si, dans un premier temps, la collaboration avec les autorités a été harmonieuse, quelques incidents provoquant une certaine tension sont survenus. Par exemple, dans les îles du sud-est de la mer Égée, des associations ont cimenté un terrain sans autorisation ; d’autres ont molesté un photojournaliste dont les clichés portaient, selon elles, atteinte au respect de la vie humaine. D’autres encore se sont spontanément installées sur des plages, sans coordination, suscitant des tensions avec la population locale.

Seul le RNONG pourra décider de la répartition des financements et préciser les activités de ces organisations. Sa création a été jugée d’autant plus nécessaire que maintes rumeurs circulent, certaines proches des théories du complot, d’autres reposant sur des dépôts de plaintes à l’encontre d’ONG soupçonnées de tirer avantage des réfugiés. Un rapport confidentiel de Frontex, l’agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne, mentionne le premier cas avéré impliquant une ONG de trafiquants conduisant illégalement des réfugiés vers l’Italie. Les migrants avaient « reçu avant leur départ des indications claires sur la route précise à suivre pour arriver à des bateaux appartenant aux ONG (1)  ».

Ces tensions ont déplacé le débat sur le terrain politique. L’opposition accuse le gouvernement de M. Alexis Tsipras de manquer de transparence et de se laisser dépasser par les événements. Les élus locaux montent au créneau. M. Spyros Galinos, maire de Lesbos, une des îles qui accueillent le plus de réfugiés — sa population est passée de 90 000 à 450 000 habitants en 2015 —, exprime souvent sa reconnaissance envers les ONG.

Mais toutes ne sont pas si vertueuses : « Beaucoup d’ONG sont venues sans prendre la peine de s’enregistrer, sans chercher à coopérer avec notre municipalité, déplore l’élu local. Elles suscitent le doute et la méfiance parmi les résidents de Lesbos. Je dirais que leur présence est plus perturbatrice qu’utile (2).  » Outre les trente associations dûment enregistrées dans l’île, une quarantaine travailleraient de manière autonome.

L’Union des médecins du secteur public de Lesbos exprime, pour sa part, ses inquiétudes dans un communiqué de presse : l’encadrement des réfugiés et la distribution des soins médicaux de base ont été délégués à des ONG « qui ne disposent pas d’un seul pédiatre pour les camps de Moria et de Kara Tepe (3)  ».

C’est donc l’hôpital de Lesbos qui traite tous les cas, alors même que ce sont les ONG qui disposent des financements. « Ils ont lamentablement échoué à assurer des conditions humaines pour les réfugiés », concluent les médecins. Mais ce n’est pas le seul sujet de préoccupation.

Un magnat controversé

La multiplication des intervenants pose de redoutables défis de coordination. En effet, on distingue quatre catégories. En premier lieu, les grandes organisations internationales : l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef). En deuxième lieu, les ONG financées par la direction générale pour la protection civile et les opérations d’aide humanitaire européennes de la Commission européenne (ECHO). Il y a ensuite les ONG financées par des dons, comme la Croix-Rouge, ou par des fonds privés, tel l’International Rescue Committee (IRC), fondé par Albert Einstein pour aider les opposants à Adolf Hitler. En Grèce, l’IRC reçoit des dons, entre autres, de la Fondation Stavros-Niarchos. Enfin, certaines ONG puisent dans leurs propres fonds, comme Solidarity Now (« Solidarité maintenant »), financée par Open Society Foundations (OSF), du magnat controversé George Soros. À cette liste déjà longue pourraient s’ajouter d’autres associations, plus petites mais exerçant elles aussi dans le secteur caritatif sur le sol grec. Faute d’être enregistrées, celles-ci échappent à tout repérage.

Les grandes ONG parviennent à travailler dans une certaine harmonie les unes avec les autres. Par exemple, les organisations françaises Médecins sans frontières et Médecins du monde assurent la médecine générale, Save the Children s’occupe principalement des enfants, l’IRC distribue des coupons d’alimentation et prend soin de la sécurité et de l’hygiène, le Centre pour le développement des réfugiés (Refugee Development Center, RDC) se concentre sur la gestion et la distribution des produits non alimentaires, etc.

Après les tensions des premiers mois, la plupart des ONG tentent de tirer les leçons de l’expérience dans leurs relations avec les populations locales. Elles cherchent notamment à mettre en valeur l’économie grecque. Par exemple, les repas, qui étaient à l’origine distribués par des traiteurs, le sont désormais en collaboration avec des cuisines communautaires. Conçues soit par les ONG, soit par les réfugiés eux-mêmes, celles-ci utilisent des produits locaux.

Selon les chiffres de la Commission européenne, depuis le début de 2015, 481,9 millions d’euros ont été alloués à la Grèce au titre du Fonds asile, migration et intégration (AMIF) et du Fonds pour la sécurité intérieure (ISF), sur un total de 1 059 millions engagés jusqu’à l’année 2020. Cependant, au-delà des annonces et des engagements dans les livres de comptes, qu’en est-il exactement ? Comme tout financement européen, le décaissement dépend de procédures compliquées et longues. En ce début d’année 2017, les chiffres demeurent imprécis quant à l’argent réellement parvenu aux réfugiés, l’Union manifestant une tendance à les gonfler et les bénéficiaires à les sous-estimer. Les récipiendaires, tant l’État grec que les organismes internationaux ou européens et les ONG, doivent déposer des dossiers et attendre qu’ils soient acceptés.

On sait en revanche qu’une « aide extraordinaire » de 352 millions d’euros a bien été débloquée. Elle se décompose de la manière suivante : 178 millions d’euros alloués à l’État et à ses ministères — la défense, la police et les gardes-côtes se taillent la part du lion — et 174 millions d’euros à d’autres organismes (OIM, HCR, Bureau européen d’appui en matière d’asile, etc.).

En outre, le commissaire européen chargé de l’aide humanitaire et de la gestion des crises, le Chypriote Christos Stylianides, a pu attribuer une enveloppe de 198 millions d’euros prélevée sur le fonds d’aide d’urgence de l’Union européenne pour 2016. Ce montant — versé aujourd’hui à 94 % — est consacré à une série d’actions spécifiques : l’amélioration des logements existants et des conditions d’hygiène, la construction de nouveaux camps avant l’hiver, la fourniture d’une assistance directe aux réfugiés, l’accès des enfants réfugiés à l’éducation et l’assistance aux mineurs non accompagnés.

Contrôle sévère des fonds

En janvier 2017, le ministre de la politique migratoire, M. Yannis Mouzalas, a réclamé à la Commission européenne un contrôle sévère des fonds alloués aux ONG. Ce médecin-gynécologue de formation ne mâche pas ses mots. « Avec moins d’argent que ce qu’ont reçu les ONG et les organisations internationales, nous avons satisfait plus de 70 % des besoins dans des camps », a-t-il déclaré lors d’un voyage à Lesbos en compagnie du responsable européen du financement des ONG, M. Philippe de Broers, et du commissaire chargé de l’immigration, M. Dimitris Avramopoulos (4). Ce dernier a appelé les ONG à « gérer l’argent disponible dans la transparence » et à « intensifier leurs efforts pour fournir une aide immédiate aux personnes dans le besoin dans les îles » (5).

On imagine aisément les frictions entre l’État grec et les ONG, chacun ayant sa part de responsabilité. Le bras de fer qui a opposé les pouvoirs publics à l’association allemande Arbeiter-Samariter-Bund (ASB) début 2015 en fournit un bon exemple. Il s’agissait d’aménager les bâtiments d’une usine de papier toilette désaffectée appartenant à la société Softex. Les locaux accueillaient des dizaines de réfugiés depuis plusieurs mois dans des conditions précaires. C’est pourquoi ASB a proposé de consacrer 1,5 million d’euros à améliorer les installations. L’État a formulé une contre-proposition, plus ambitieuse mais aussi plus chère. Finalement, l’absence d’accord a conduit au statu quo : les bâtiments sont restés en l’état, c’est-à-dire inadaptés pour permettre à leurs occupants d’affronter un hiver particulièrement rigoureux. Des situations semblables se retrouvent dans la plupart des camps de réfugiés.

Loin de tout financement européen ou national, parfois même sans statut juridique, regroupant de simples citoyens désireux de manifester leur soutien aux réfugiés, on trouve ceux qu’on surnomme les « solidaires ». Ils agissent spontanément, par de petits gestes. Ils ne figurent dans aucun registre, mais la plupart collaborent sans heurts avec les autorités grecques ou les ONG.

C’est dans cette perspective d’une solidarité concrète que travaille le collectif Solidarité populaire, partenaire du Secours populaire français. L’association s’est installée dans un coin tranquille du centre d’Athènes. « C’est un don, nous ne payons pas de loyer, l’espace appartient à un ami », précise le trésorier, M. Haïk Apamian, un Français installé en Grèce depuis plus de vingt ans. Plusieurs de ses membres sont francophones, et son président, M. Frédéric Bendali, est français lui aussi, d’où les liens avec le SPF. Comme l’explique M. Ismaïl Hassouneh, secrétaire national, à la tête de la délégation venue de Paris, le SPF privilégie les partenariats locaux plutôt que la création de bureaux propres à l’étranger. De même, une partie des aliments distribués provient de France, l’autre étant achetée sur place.

L’action solidaire est non seulement la passion, mais aussi la raison de vivre de la plupart des membres de Solidarité populaire. « Une fois l’accueil initial organisé et les actions urgentes assurées (nourriture, soins), nous nous préoccupons de l’insertion des réfugiés dans la société », explique le secrétaire Edouardos Georgiou. Les enfants font l’objet d’une attention particulière. Des « matinées créatives » leur sont proposées en fin de semaine, ainsi que des escapades d’une journée à la campagne.

Un matin, nous partons tôt à Malakasa pour participer à la distribution organisée par le SPF et Solidarité populaire avant le déjeuner. Les bénévoles n’ont pas fini de remplir les sacs destinés aux réfugiés que déjà les premiers bénéficiaires approchent. Ce sont surtout des jeunes de 15-17 ans. Ils sont accompagnés d’un réfugié d’une cinquantaine d’années qui garde le silence, car il ne parle pas anglais. Karim, son fils, nous explique le rôle de chacun : « Nous pouvons vous aider à organiser la distribution, mais il faut que mon père nous surveille. Ainsi, nous serons acceptés par les autres migrants. » Mais nous sommes suffisamment nombreux pour assurer l’ensemble des tâches. D’autres jeunes s’approchent. « Il faut faire attention, insiste notre interlocuteur, il y a des gens qui vont essayer de passer deux ou trois fois. Après, ils essaieront de vendre les aliments pour acheter de la drogue. »

Tensions avec la Turquie

Les réfugiés font tranquillement la queue, serrant dans leur main les tickets attribués par la direction du camp. Elena, qui supervise les distributions au sein de la direction du camp, vient nous saluer au nom de tous les travailleurs de Malakasa. Elle nous laisse rapidement : connaissant les bénévoles de Solidarité populaire, elle sait qu’aucun problème ne surgira. Elle vaque donc à d’autres tâches. Beaucoup d’enfants demandent un bonbon de plus aux militants du SPF. Heureusement, l’association française en a apporté plus qu’assez pour tout le monde.

Des personnes âgées viennent s’asseoir auprès de nous à l’ombre d’un olivier. Au-delà de leur utilité immédiate, les distributions d’aliments organisées par Solidarité populaire constituent des événements sociaux. Si les jeunes peuvent aisément se rendre au village voisin, qui n’est distant que d’un kilomètre, pour les vieux, l’horizon se limite souvent aux barrières du camp. « Comment ont-ils fait pour arriver jusqu’ici ? », se demande-t-on spontanément quand on les voit se déplacer avec peine.

Et c’est justement la question. Les tensions entre la Turquie et l’Union européenne pourraient conduire à l’arrivée de nouvelles vagues, incontrôlables, de réfugiés. Dans ce cas, même si la solidarité manifestée par le peuple grec se révèle exemplaire, et même si l’aide d’organisations telles que le SPF est inestimable, comment assurer à tous les soins nécessaires ?

Πηγή: Le Monde diplomatique

  1. Duncan Robinson, « EU border force flags concerns over charities’ interaction with migrant smugglers », Financial Times, Londres, 15 décembre 2016.
  2. Helen Nianias, « Refugees in Lesbos : Are there too many NGOs on the island ? », The Guardian, Londres, 5 janvier 2016.
  3. Penny Bouloutza, « Les médecins dénoncent les ONG » (en grec), I Kathimerini, Athènes, 14 février 2017.
  4. Ethnos, Athènes, 19 janvier 2017.
  5. Ibid.